Ecrire écrire écrire... est ma solution face à la guerre en Ukraine.
J’ai écrit Premiers pas en seize jours, sur le fil des événements quotidiens de la guerre d’Ukraine. Je n’avais que cela, l’écriture, pour affronter la folie qui court, et la tragédie. Je n’ai que cela, des mots d’artiste face aux mots belliqueux d’un gouvernant.
Venue d’Ukraine après un long et périlleux périple avec sa mère et son petit frère, Alisa Topolja arrive dans le sud de la France, dans un village de montagne. Elle est d’emblée envoyée au collège où elle rencontre Marie Durand qui a son âge, qui parle russe et doit l’accompagner dans ses premiers pas. La rencontre ne se passe pas tout à fait comme l’avaient envisagé les adultes. Les deux adolescentes, toutes deux prises par la guerre, Alisa pour l’avoir traversée, Marie pour en subir les effets, vont peu à peu tisser des liens forts et singuliers afin de faire face à ce moment tragique.
1
On est mercredi, fin de matinée. Elle apparaît sur le seuil de la classe, on se lève d’un seul élan, sans un mot, sans un bruit. Ce que je vois tout de suite, ce sont ses yeux, d’un bleu pervenche, et son regard, étrange. Elle ne sourit pas. S’ensuit un grand moment de silence. Nous, debout à la fixer, à attendre un mouvement de surprise ou de joie. La 4è2 a appris sa venue il y a une heure seulement, à la fin du cours de maths. J’étais la seule à savoir depuis hier soir. Elle reste immobile, les traits tirés. La principale qui l’accompagne la pousse doucement devant le tableau.
- Voici Alisa Topolja, je vous demande de l’accueillir.
La voix de Madame Fontès est grave. Elle ne dit rien de plus. Elle a prononcé Topolja à la française. Ce doit être bizarre pour la nouvelle de s’entendre désignée dans une langue étrangère qui transforme son nom de famille en un mot inconnu. Ça doit la mettre devant un fait accompli. La directrice l’invite à s’avancer vers ma table et à s’asseoir à mes côtés, on dirait qu’un siècle s’écoule, puis la principale se retire, ferme la porte derrière elle.
- Bienvenue…
La prof de français a pris le relais. Avec la même voix profonde que lorsqu’elle présente un poète ou une autrice. On reste toutes et tous muets, arrêtés devant nos chaises, à chercher quelle attitude adopter. Madame Pommier quitte son bureau, s’approche d’Alisa, lui tend ses deux mains ouvertes en guise d’accueil. La fille les regarde, lève les yeux pour vérifier qu’elle a compris, avance ses doigts longs et fins, les dépose sur les paumes, les laisse aller à cet accueil sans parole. La prof me regarde.
- Dobro pozhalovat’[1]…
Je m’entends prononcer les deux mots. Bienvenue. Maman est d’origine russe, ma petite sœur Rose et moi parlons couramment. Alisa se tourne légèrement vers mon visage. Elle a comme un soupir ou un sanglot retenus. Elle semble à peine réagir. Est-elle soulagée ou fâchée ? Le silence s’est épaissi. On sait pourquoi elle se trouve ici. La guerre en Ukraine. Qu’elle soit parmi nous fait l’effet d’une bombe. Ce n’est pas la télé qui nous parle ce matin des combats, ce ne sont pas les réseaux sociaux, ce ne sont pas les journaux, ce ne sont pas les conversations des adultes. C’est l’arrivée d’une fille de notre âge. Pas d’images en défilé, pas de mots rapportés, aucun intermédiaire… une ado en chair et en os. Un corps vivant, rescapé de massacres. La réalité incarnée de ce qui se passe à nos portes vient de tomber dans la salle de la 4è2, premier étage, Collège La Cerisaie, dans le Haut Pays. Tout à coup, on est pris. On se croyait en dehors d’un méchant cercle de feu, nous y voilà dedans. Et puis, le geste inattendu de Mme Pommier en bouleverse certains, en gêne d’autres, nous surprend tous. Comme si la prof sortait de sa place et de son rôle de prof, devenait quelqu’un d’autre. Affectueuse, trop familière ou bien à la mesure du drame. Qui le rend plus proche, réel. Les guerres, ça change bien des choses et bien des gens, disait ma grand-mère Veronika.
- Allez, maintenant que chacun de vous s’assoie.
A peine si les chaises grincent ou crissent. On s’installe, on sort nos affaires des sacs. Alisa ne bouge pas, je lui propose de l’aider à retirer son gros anorak. Elle a d’abord un geste de recul, puis elle accepte. Elle est pâle, une fatigue de plomb pèse sur ses épaules. Pourquoi me vient l’image d’une très vieille femme ? Elle est lente et maladroite. Comme si les gestes banals du quotidien s’avéraient impossibles ou n’avaient plus de sens. Comme devenus inutiles ou dérisoires. Nina, derrière elle, range le vêtement sur le dossier de la chaise. En me retournant, j’aperçois Sophie, reléguée trois rangs plus loin. Mécontente d’avoir dû céder sa place, d’être écartée, je suis une de ses deux meilleures amies. Fière aussi, j’en suis sûre, de participer à l’accueil d’Alisa.
- Nous reprenons le travail sur le texte de Maupassant. Marie, tu traduis à Alisa, s’il te plait, au fur et à mesure… en résumant… à ton rythme…
Cahiers, stylos, livres. Le brouhaha habituel de la classe reprend ses marques. Atténué tout de même. Une sorte de paralysie semble flotter dans l’air. Jules et Sonia qui d’habitude cherchent la provocation se montrent calmes. Les portables restent camouflés. Une menace a-t-elle passé la porte de la classe, accrochée aux talons d’Alisa ? La prof ouvre son livre. Quelque chose a changé.
- Je reprends la lecture où nous en étions restés, à la page 23.
Le récit se déploie, les phrases alertes de l’auteur emplissent la classe. Personne ne bronche. D’habitude, des élèves rient ou râlent. Trop nul, trop vieux, Maupassant. Agaçant sa façon d’écrire. Alisa écoute, tête légèrement de biais, les yeux vers le sol. Qu’est-ce qui se passe dans son cœur ?
Il faut que ces enfants retrouvent une vie normale… Propos d’adultes, tenus et répétés hier soir, à la mairie du village où j’habite. Alisa, sa maman et son petit frère venaient d’arriver, accueillis par la famille Dumas, dans un de leurs gîtes de vacances. Il y avait là, en grand conciliabule, monsieur le maire de Castelvièlh, Pierre le maître des CE2 de l’école du bourg, Madame Fontès, et maman et moi, appelées en catastrophe. Que pensions-nous de la possibilité de placer Volodymyr en CE à côté de ma petite sœur Rose ? Alisa dans ma classe au collège de Belinac ? On pourrait prendre le car ensemble, entre filles, pour aller du village au collège … quatre kilomètres qui nous rapprocheraient ?
- Elle a quinze ans, un an de plus que Marie… Votre petit garçon et votre fille parlent russe, n’est-ce pas ? C’est une chance. Pour le début, pour des enfants traumatisés et parachutés, nous pensons que l’aide de camarades traducteurs les soutiendrait. Il faut que ces enfants retrouvent très rapidement une vie normale.
Maman était d’accord sur le principe. Elle a cependant émis des réserves.
- S’adresser en russe à deux enfants ukrainiens ? N’est-ce pas prendre un risque ? Ne serait-ce pas malvenu ? Certes, la langue russe est courante en Ukraine, mais dans l’immédiat, c’est celle de l’envahisseur.
Monsieur le maire a argué qu’il fallait pallier le plus pressé et tout de même tenter. Il allait se renseigner discrètement auprès de Madame Topolja du bien-fondé ou pas de ce choix. Pour l’instant, lui utilisait l’anglais, tout comme Antony et Marine Dumas. Tous ont fini par se mettre d’accord. Pour le premier jour, Marine conduirait Alisa en voiture au collège, avec sa maman, une fois déposé Volodymyr chez moi afin qu’il joue avec Rose. Maman prendrait le relais dans la matinée. Je n’ai pas ouvert la bouche de toute la soirée. Retirée dans mon coin, je jouais à mon jeu favori : lire. Lire dans les propos des adultes. Toujours les grands mots les grands… traumatisés, parachutés, bien-fondé… Des mots-étiquettes. Que j’imaginais scotchés sur le front d’Alisa et de son frère. Pourquoi aller si vite en besogne avant même d’avoir rencontrés la maman et ses enfants ? Nous ne savions rien de ce que venaient de vivre Alisa, Volodymyr et leur mère. Rien de leurs sentiments et de leurs envies.
- Pierre, peux-tu rappeler ce qui définit la structure d’une nouvelle ?
- La concision.
- Qui se traduit par ?
- Peu de personnages, peu d’événements, peu de lieux.
- Et ?
- Ben, heu… une action unique, pas trop d’intrigues ni de péripéties… une histoire courte, quoi.
On étudie La Parure. J’ai placé le livre au milieu de la table. J’improvise une traduction, je tâche d’être simple et précise. Je chuchote, moins pour ennuyer la classe que parce que je ne suis pas convaincue de ce que je fais. Alisa reste inerte, les deux coudes écrasés sur la table, penchée en avant comme si elle allait s’effondrer. Elle n’est pas là, elle est ailleurs, restée là-bas peut-être. Puis elle tripote entre ses doigts un médaillon qui pend à son cou au bout d’une chaine en or. Je me sens imbécile, je me sens mal, ma gorge se serre. Je découvre tout à coup le vernis de ses ongles. Ça me fait un choc. Il est abîmé, écaillé, il n’en reste que des bribes d’un bleu fané. Ça déclenche un affolement, le rythme de mon cœur s’accélère. Trois ongles n’ont pas été teinté. Je me fige sur les mains d’Alisa. Quand s’est-elle passé du vernis pour la dernière fois ? Un soir avant de devoir descendre aux abris, dans la cave de son immeuble ? Peu avant de déguerpir ? Je l’imagine en fille coquette. Tout s’est arrêté d’un coup. Alisa est sans sac à dos, sans cartable. Elle arrive les mains vides[2] a déblatéré Monsieur Jeanjean, le prof de maths. J’ai envie de hurler. Ses mains sont toutes emplies de chagrin et de peur. Elles tremblent légèrement. J’ai honte de lui asséner Maupassant, je cesse de parler.
[1] Добро пожаловать
2
Mon cœur bat à tout rompre. De colère, et de honte, oui. Traduire la leçon sur Maupassant est ridicule. Indécent. Ce n’est pas d’un cours de français en bonne et due forme dont a besoin Alisa, mais de… de… Je ne sais pas de quoi elle a besoin, il faudrait lui poser la question. Elle fait semblant d’être parmi nous mais elle se tient recroquevillée. Je me mords la lèvre, c’est mon tic. Lorsque je suis en rage ou dans l’embarras, je me bouffe la lèvre d’en bas. Quelle pitrerie de coller quelqu’un qui a dû vivre les pires choses dans un cours dès le lendemain de son arrivée. Comme si par miracle, Alisa allait se mettre à parler un français parfait, à rire à gorge déployée et à twitter sa joie ! J’en veux à la terre entière d’avoir accepté de jouer à ce drôle de jeu de réparation express. À ma voix qui s’éteint, au vide que cela provoque, à mon malaise qui suinte par tous mes pores, Alisa se redresse un peu et se tourne vers ma figure. Elle voit ma tête des grands jours et ma tête des grands jours, ce n’est pas rien. Ses yeux bleu pervenche découvrent mon trouble, voient que je ne suis pas dupe, que ce n’est ni leçons ni collège qu’elle espère mais… mais quoi ? Souffler ? Dormir, tout simplement dormir ? On se regarde. Il se passe quelque chose d’inattendu. Une petite lueur pointe dans ses pupilles et au même moment, je me calme, je me lève, je lui fais signe de se mettre debout, je me tourne vers la prof, je lève le doigt, la coupe dans son élan et dans sa parole, j’ouvre la bouche.
- Madame, je sors avec Alisa.
Je m’entends parler comme si c’était une autre qui s’adressait à Madame Pommier.
- Comment, tu sors avec Alisa ?
- On va marcher dans le parc.
- Mais enfin… tu…
Il y a un temps d’incertitude, un vague flottement s’empare de la classe, Madame Pommier reste suspendue. Je prends Alisa d’une main, nos anoraks de l’autre, je l’entraine, j’ouvre la porte, nous sortons, passons le couloir, le hall d’entrée. Une fois dehors, je contourne le bâtiment Albert Camus, m’enfonce sur l’allée qui file sous les grands cerisiers, nos mains toujours nouées. Puis je relâche la pression, lui tends son vêtement. Il fait froid, nous nous couvrons, nous enfilons bonnets, gants et rabattons nos capuches. Il a gelé, les brouillards givrants se lèvent lentement, on commence tout juste à y voir clair, les silhouettes des fruitiers aux branches nues se déploient devant nous : l’hiver montagnard dans toute sa splendeur. On doit avoir l’air de zombies au milieu du verger, qu’importe, on est mieux qu’au milieu des phrases de Maupassant.
- Je m’appelle Marie.
- Je m’appelle Alisa.
J’ai parlé russe. Elle me répond en français. Je la regarde étonnée, elle voit ma surprise, son visage se détend un peu, elle secoue la tête.
- J’ai… appris… un petit…
Elle a hésité entre chaque mot, elle a cherché à bien prononcer, comme quand on récite une poésie. Je lui souris. Me reviennent mes premières paroles en russe dans un magasin de fringues lors du voyage à Saint-Pétersbourg. Je m’appliquais. Cela avait touché la vendeuse qui m’avait félicitée. J’étais très fière, c’est un beau souvenir, je porte encore le t-shirt que je m’étais acheté avec mes sous et avec… mes mots. Peut-être une revanche sur le destin. On est fragile quand on ne parle pas une langue, on est sans défense, on est rendu à rien du tout, disait ma grand-mère Veronika. Mon sourire provoque une petite mimique au coin des lèvres d’Alisa. Je continue en français.
- À l’école ?
- … oui… et… la famille… dans la famille…
Alisa hésite, cherche, balbutie.
- La famille… aussi.
- Ah oui, tu as appris le français à l’école et dans ta famille !
- Oui !
Alisa met des couleurs aux joues, son corps se déstatufie, reprend doucement pied. De nos bouches devenues le centre du monde, sort une buée épaisse, on a l’air de deux locomotives à l’arrêt qui essaient de démarrer une conversation. Ce n’est pas rien. J’ai envie de rire de plaisir, le moment est soudain joyeux, on est deux filles au milieu de la brume, sous l’auréole du soleil qui perce peu à peu. On se remet à marcher pour se réchauffer. Je comprends tout à coup que si je dois jouer à la traductrice ce sera en tentant de déplier clairement en français ce qu’Alisa tâche de dire avec ce qu’elle connaît de la langue. Le russe servira à combler les vides s’il y a quiproquo. Ou pour nous soulager d’efforts trop pénibles. Parler une langue étrangère, au début, fatigue beaucoup. A Saint-Pétersbourg, je finissais par sérieusement me crisper. Me fait-elle signe en s’efforçant d’entrer directement dans la langue du pays qui l’accueille ? Signe qu’elle ne veut plus entendre la moindre sonorité de celui qui se dit frère et qui frappe de sa folie meurtrière ? Mystère et boule de gomme, dirait ma petite sœur Rose.
Tout à coup, un claquement retentit. Alisa sursaute violemment, se précipite derrière le tronc du plus proche cerisier, s’accroupit, se plaque au sol, se ratatine. En un centième de seconde, elle disparaît, je ne la vois plus. Je m’immobilise, abasourdie par sa panique. Par sa vivacité à se tapir. Le bruit sec provient de la porte de secours que vient de lâcher la CPE lancée à nos trousses. Deux élèves dans la nature, pensez donc ! Madame Legrand fonce, s’impose de loin, va nous apostropher de sa voix qui se veut de stentor.
- Marie, qu’est-ce que c’est que ce comportement ? Vous quittez la classe sans permission, en entrainant la nouvelle, où vous croyez-vous, au parc municipal, ça ne va pas non ?! Qu’est-ce qui vous arrive ?!
- Alisa, Madame, son prénom c’est Alisa.
- Alisa, oui. Et que fait-elle, Alisa, derrière l’arbre ?!
- Madame, la porte…
- Quoi donc, quelle porte ?
- Dans votre précipitation, vous l’avez claquée.
J’ai failli crier : dans votre grande bonté ! Il paraît que je suis une fille de quatorze ans bien élevée, alors j’ai adouci ma réplique. Et puis, il ne faut pas apporter d’eau au moulin de la CPE qui n’attend qu’une chose : qu’on ose répondre.
- Et alors, cette porte ?
- Alors, Alisa sort de la guerre, de bombardements, de sirènes, de missiles, de trucs qui tombent du ciel, font un bruit d’enfer, terrorisent et tuent !
Et puis zut, je peux tambouriner tout aussi fort avec une phrase tout aussi choc. La CPE, Madame La Loi comme l’appelle Nicolas, se retrouve le bec cloué. Ça ne va pas durer. Elle a l’art et la manière des répliques bien tournées. Voire matraquées. De ce temps-là, Alisa sort de sa cachette, se précipite dans mes bras. Elle tremble et retient ses sanglots. Puis pleure. Elle serre dans sa main droite le médaillon que j’ai aperçu en classe. Est-ce un souvenir ? Un grigri ? Le soleil sort à ce moment-là, un éclat de lumière jonche la prairie. Quel spectacle désolant. Quelle secousse pour Alisa. Que de temps perdu et de peine ajoutée. Et branle-bas de combat, voici Madame Fontès. Tout le collège va-t-il défiler ? Alisa ne sanglote plus, elle ne bouge plus. J’ai envie de hurler. Amélie Legrand retrouve du panache.
- Vous ne pouvez pas rester hors de notre surveillance, vous devez retourner dedans. Dans mon bureau ou au CDI. Et au chaud.
- On commençait à faire connaissance, on parlait, on se rencontrait, et vous… vous…
- Vous … ?
Elle débarque avec ses gros sabots !
- Vous pensez quoi , Madame ? Que je vais l’entrainer dans des âneries ? Vous me connaissez, non ? Je suis modératrice ou je ne le suis pas ?
Le collège de la Cerisaie compte quatre-vingt-trois élèves, quatre classes, de la 6è à la 3è. On vient de la petite ville et des villages d’alentour. Tout le monde connaît tout le monde. Si tu veux faire des entourloupes ou des coups en douce, t’as intérêt à être maline. Si t’as des secrets, garde-les bien camouflés. Et on est deux modérateurs par classe, histoire de rester calmes en tous points et tous lieux et de nous frotter à l’art de la diplomatie. Histoire d’incorporer la notion de démocratie. La principale écoute, se tait, perchée sur ses talons dans l’herbe glacée, muette comme un président de tribunal qui écoute les parties adverses en présence, pèsera le pour et le contre et donnera son verdict. Madame Legrand fait sa CPE.
- Je te connais, justement. Ça ne te ressemble pas, pareille attitude. Quitter la classe de but en blanc. On va entrer s’expliquer. Et éclaircir ça.
- Je vous l’ai dit, je suis sortie avec Alisa pour marcher tranquillement dans le parc et faire connaissance. Dans la classe, elle se tenait raide, à ne rien comprendre à ce qui lui arrivait de se retrouver de but en blanc en plein Maupassant, et moi mal à l’aise de faire comme si elle était ici depuis six mois ! Ma grand-mère Veronika m’a trop raconté la folie de la seconde guerre mondiale à l’Est et plus tard la fuite de sa maman avec elle bébé, et la peur, et qu’il vaut mieux y aller doucement. Donnez-nous jusqu’à midi sous les cerisiers.
J’ai du mal à reprendre ma respiration. Pauvre Alisa. La voilà tombée dans une bataille de mots. Elle n’a pas besoin de pareil accueil.
- Il reste un quart d’heure. Accordons-leur ce laps de temps, Madame Legrand. Pas plus. Demain matin, je veux vous voir en classe.
La principale a tranché. Madame La Loi la suit, toutes les deux repassent la porte sans fracas. Un long moment s’écoule. Alisa se détache de mes bras. Je lui tends un mouchoir. Elle essuie son visage. Le soleil gagne la partie et inonde le parc. Un merle sautille à deux pas. A regarder autour de nous, on découvre qu’on est dans un rond de lumière.
3
Nos pas zigzaguent entre les cerisiers dont les basses branches sont des promesses pour la fin de l’année. Au mois de juin, les arbres croulent sous les fruits. Madame Fontès nous autorise à nous y attarder. Classe par classe, une par jour de la semaine, dans une organisation digne d’un club de boy-scouts, on va se gaver de fruits juteux. C’est la joie, c’est la folie. À ce moment-là, Alisa sera-t-elle parmi nous ou sera-t-elle repartie ? La guerre s’envenime. Le président Poutine refuse tout arrêt, il avance ses pions en gros prédateur qui dévore sa proie portion après portion. Avec Alisa, on chemine côte à côte, on ne se dit rien. C’est apaisant après l’épreuve du cours de français. Que de paroles en trop, que de paroles en l’air, que de paroles directives. Le silence et le rythme de la marche nous relient, quelque chose se tisse qui nous rapproche. On dirait une étoffe légère qui nous enveloppe. Nous réconforte. Comme si on reprisait les trous que provoque le conflit. Le soleil darde, des cyclamens de Naples pointent çà et là leurs petites têtes colorées. Alisa se retourne vers la sortie de secours, la regarde. Comme incrédule. Comme pour se dire : ce que j’ai pris pour une déflagration n’était qu’un battement de porte. Une banale précipitation d’adulte zélée. Plus de raison d’avoir peur. Le cauchemar est fini. Plus de risque de déflagration. La violence est loin. A moins que le choc de la porte lui souffle que jamais plus elle ne pourra entendre de vacarme sans qu’il la ramène au cauchemar provoqué par un envahisseur sans foi ni loi. Je n’imagine pas ce qu’elle peut avoir dans la tête, je dois être à cent lieues de ce qui l’habite. Elle ramène ses yeux dans les miens. Des larmes au bord des paupières.
- Maman et… mon … petit frère… ici…
- Ta maman, ton petit frère et toi êtes hébergés chez Marine et Antony.
- Papa…
- Ton papa est resté en Ukraine ?
- À Docteur.
- Ton père a choisi de soigner les blessés.
Alisa s’accroche à mes paroles, je m’accroche aux siennes. Il ne faut rien laisser perdre de ce que l’on se raconte. De ce que l’on a envie d’échanger. De laisser surgir ce qui nous vient, sans contrainte, parce l’instant et quelque chose en nous le provoque. Alisa se presse les doigts. Exprimer ce qu’elle désire ou ce qu’elle peut, avec ses mots. C’est sa sauvegarde, ou du moins, j’ai envie de le croire. Ce n’est pas parce qu’elle est sortie vivante de là-bas que la peur et l’accablement vont miraculeusement s’effacer. Les séquelles, on les traine jusqu’au bout, disait ma grand-mère Veronika, rien ne s’efface, on construit sa vie mais les souffrances restent réfugiées tout au fond. Mamou est morte il y a cinq ans. Elle me manque. Si on ne parle pas, on s’arrache à notre place d’être humain, il ne nous reste plus rien. Parler, pas blablater, pas injoncter.
- Papa… il manque…
- Ton papa te manque.
- J’ai peur…
Je ne peux imaginer perdre mon père ! Rencontrer le désarroi d’Alisa me met face à la terreur que j’ai de la guerre et de la maladie. Entendre prononcer les deux mots m’a toujours mis sens dessus-dessous. C’est le pire du pire. Qui peut conduire à voir disparaître les personnes qu’on aime. Alors, on s’accroche de toutes nos forces à notre rencontre. Alisa pétrit le mouchoir trempé, le glisse dans sa poche. Je lui en donne un autre. Nous voilà à partager de menues choses, des bribes de paroles, trois fois rien, un petit kleenex. Elle gagne le tronc d’un cerisier, s’appuie, se tait, le regard vide soudain. Dois-je avancer une parole ? Vaut-il mieux que je me taise ? Je n’en sais rien. Alisa secoue les mains devant le buste, comme pour chasser des images, des odeurs ou des bruits, quelque chose qui la hante ou l’étouffe. Elle est seule tout à coup, ne me voit plus, se remet à pleurer, puis fixe ma bouche, me regarde avidement. Qu’attend-elle de moi ? Je suis désorientée, je lui offre un énième mouchoir. Cherche-t-elle un mot que je pourrais prononcer pour l’aider à exprimer ce qui la déchire ? Si oui, lequel ?
- Chat… chat… chat…
Devant son visage, une scène terrible. Elle se presse contre un cerisier, comme pour entrer dans le tronc, y trouver refuge et protection, fuir ce qu’elle voit qui l’horrifie, elle attrape sa chainette et le médaillon, les serre à les écraser, je saisis ses deux mains dans les miennes.
- Tu as dû laisser ton chat à ta maison ?
- Mort, chat, bakh[1], bombe, bakh bakh bakh ! bakh bakh bakh maison !
Ses mots pétaradent, me sautent à la gorge. Une rafale insupportable. On reste un long moment toutes les deux sans bouger. Puis elle se ressaisit brusquement, se tait, ravale ses larmes, se détache, se referme. Referme sa main gauche sur son médaillon. De la voir osciller en si peu de temps entre des attitudes et des sentiments divers, me fait passer par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. La guerre m’est tombée dessus. Et puis, sans savoir pourquoi, j’ai envie de chanter. Comme aux bébés dont les chagrins sans parole laissent démuni. Les bébés n’ont pas les mots. Ils lancent des sons à l’unisson à la manière de la phrase d’Alisa qui cherche ceux de ma langue pour confier l’horreur. Ukrainien, russe, français… les mots peuvent déserter, ce sont de pauvres infirmes qui vont clopin-clopant. Incapables seuls de rapporter ce qu’elle a vécu. Il leur faut la musicalité, la cadence, et que celles-ci soient percutantes. Comme dans un poème. Quelle langue au monde peut cerner la fureur et l’effroi de la guerre et ce qui en découle ? Bien sûr, on entend des propos à la télé, sur le net… les adultes avancent chacun leur version des faits. Journalistes, politiques, humanitaires, témoins, experts, militaires… Et puis ? Et puis, ces kyrielles de déclarations m’affolent et me mettent en colère. Chanter, c’est ce qui me vient, faire juste entendre ma voix. Mais aucun son ne monte de ma gorge, ne sort de ma bouche. La tristesse m’envahit.
Assombrie, je le suis depuis un moment. Démunie. Et je ne suis pas la seule. Au fur et à mesure que l’armée russe bombarde les villes, les rase, les assèche, les affame, on est nombreux au collège à paniquer. Même ceux qui font les zozos ou les indifférentes sont touchés. Lundi de la semaine dernière, quand on s’est retrouvés en classe, toute la 4è2 était dans un drôle d’état. On avait vu les photos des poussettes de bébés exposées à Lviv. Les images ont circulé comme une trainée de poudre. Incapables de maintenir notre attention, la tête ailleurs, préoccupés comme pas possible… Les uns affligés, les autres montés sur ressort… Le prof d’histoire, Albin Chelef nous a vus venir.
- Indolence, agitation, ricanements, insolence, … bon, je ne vais pas coller une étiquette sur le front de chacun et de chacune. On prend cinq minutes, allez, mettez vos mots sur vos maux.
On l’aime bien, Monsieur Chelef. Ses cours sont clairs, passionnants. Il nous invite à mener nos propres recherches. Mais pas que. Il est jeune, calme, il ne nous prend pas de haut avec de grands discours du genre c’est moi le maître ici, c’est moi celui qui sait, prenez votre entonnoir, vissez-le dans vos ciboulots que j’y déverse mes connaissances, et motus, que j’entende les mouches voler. Pas ce genre, non. Il dit qu’il aime nous extirper des griffes de l’ignorance et de ceux qui les resserrent sur nous. Comme Damya, l’apprentie bergère de papa, sa famille a dû fuir l’Algérie, sans quoi, couic, couteau sous la gorge des intégristes. Alors, parfois, on ose laisser paraître nos tracas ou nos joies. Lundi, il a eu droit à un vent de cacophonie.
- Je stresse, Monsieur…
- La guerre…
- Poutine, c’est un barbare…
- Vous avez vu à la télé ?!
- Pire sur les réseaux !
- J’ai la trouille !
- Monsieur, Monsieur, les bébés…
- Les maisons écrabouillées…
- Moi, c’est les valises…
- J’ai fait des cauchemars…
- Pourquoi, cette attaque, Monsieur ?
Le prof a stoppé la foule en panique, voire en délire.
- Stop ! Je ne suis pas psy, je suis prof. Pas de mélo ni de méli-mélo. Je suis votre prof d’histoire-géographie. On va prendre l’affaire sous cet angle-là. Rien de mieux pour repousser l’ennemie « émotion » que de lui envoyer quelques bonnes informations bien tournées. De la raison et des connaissances ! On avait déjà commencé le travail, là, on accélère ! Tous au CDI sur le champ. Journaux, livres, documents internet,… chacun se renseigne sur l’Ukraine. Allez, ouste, on va rendre visite à Madame la documentaliste.
Travailler assidûment : exposés, articles pour le journal du collège, fiches pour présentation des événements à la 6è1. Cécile Cazeneuve nous soutient. Ça crée un enthousiasme, ça nous ravigote. Même si nuancer, approfondir, avoir des arguments et donner notre opinion effraie certains élèves. J’ai envie de savoir et pas envie. On a grandi d’un coup. Il a fallu lever le nez de sur nos portables, nos jeux, nos sms en pagaille. Pas facile de se détacher de nos plaisirs habituels. Faciles, factices, disait ma grand-mère quand elle nous voyait collées sur nos premiers écrans, et scotchées dans ma chambre, avec Nina et Sophie.
L’air du chant national d’Ukraine me traverse. Maman l’a joué au piano. Est-ce lui que je pourrais fredonner ? Notre ennemi périra comme rosée au soleil… Alisa, de son côté, regarde ses mains enveloppées des gants de laine et qui serrent le médaillon. L’image de son chat… Sans crier gare, une question me traverse.
- Alisa… tu m’as dit que tu as appris le français à l’école ?
Elle cligne des yeux, cherche le sens de ma question, hésite, répond.
- Tak[2]… l’école… oui.
- Tu m’as dit que tu as aussi appris le français à la maison…
Hésitation, froncement de sourcils. Alisa lâche le bijou, le replace sous son anorak. Elle change de comportement, revient à ma question, s’affaire à chercher dans le trésor de la langue le sens de ce que j’ai avancé, mystère que ma demande. Son intérêt m’apaise. Elle devait aimer les cours de français, elle devait se régaler de participer. C’est une bonne nouvelle. Ce petit travail d’enquête pourrait atténuer le déchirement de la guerre. Apprendre m’a toujours plu. À la maison, dans la montagne, dans les livres, à l’école… peu importe pourvu que je puisse assouvir mon appétit ! J’ai envie de penser que c’était pareil pour Alisa. On pourrait faire la paire de ce côté-là. Ne la fait-on pas déjà ? Alisa est plus âgée, plus grande, une corpulence de basketteuse. J’attends sa réponse, mon côté vivant prend le dessus, je piaffe d’impatience, je me livre à des suppositions. Si elle a appris dans sa famille, pour quelle raison était-ce ? Qui peut parler français dans un pays lointain situé par-delà la Belgique, l’Allemagne, la Pologne ? Je suis une fille pressée, j’ai hâte de savoir. Est-elle d’une famille composée de gens venus d’horizons multiples ?
[1] Boum !
[2] oui
4
Le vent se réchauffe et le merle se montre plus familier, il s’approche, saute à quelques pas. Il attire l’attention d’Alisa qui se met à suivre ses rebonds joyeux. Les merles au bec jaune et au bedon dodu sont des espiègles, de bons vivants. Un oiseau pour distraire de la laideur… Elle reste un grand moment immobile, prise dans je ne sais quel filet de souvenirs. Elle semble tâtonner, ne rien trouver à répondre au sujet de la maison. Peut-être a-t-elle oublié ? Je vais formuler les choses autrement, connaître le fin mot de l’histoire me taquine. J’aime lire dans ce que les autres disent ou ne disent pas. Écouter, lire les conversations comme à livre ouvert, c’est depuis toute petite que je m’y adonne en grand secret. On dirait que les personnes ne se rendent pas compte de ce qu’elles avancent. Dans leurs paroles, entre elles ou tapies derrière, agissent des montagnes de propos autres. Je trouve des trésors, genre papa et ses mots d’esprit qui nous font rire parce qu’ils déploient plusieurs sens à la fois ! Ou des mochetés, genre quelqu’un dit ça et pense tout le contraire, la belle hypocrisie ! Ou des tactiques, genre la CPE. A ce job, je dois y mettre du mien. Ce n’est pas un jeu, ou alors si c’est un jeu, il est sérieux.
Alisa ne quitte pas des yeux le merle. On dirait qu’elle dort debout. Le maire du village a parlé d’un long trajet, d’un parcours pénible, du froid, de la faim, de la peur. Je m’apprête à réitérer ma question en russe. Et juste là, Chopin se fait entendre. Sonate pour violoncelle et piano en sol, opus 65. Cette fois, aucune peur, une lumière vive sur le visage d’Alisa qui lâche sa contemplation. Je ris.
- C’est la sonnerie qui annonce la fin des cours.
J’extirpe mon portable de ma poche.
- C’est midi.
- Midi… c’est midi.
A peine son accent pointe-t-il, j’applaudis, je poursuis d’un seul élan.
- Ta maman et la mienne sont devant le portail, à nous attendre. Nous allons manger chez moi. Là-haut, dans la montagne. Rose a dû présenter le troupeau de chèvres à ton petit frère. Allons-y !
Et voilà que je reste pour le moment sur ma faim quant à savoir comment et pourquoi on peut apprendre le français à la maison lorsqu’on habite en Ukraine. Et voilà que j’ai déballé mes phrases à toute vitesse à Alisa qui reste à écouter la reprise de la musique. Elle ouvre et ferme la bouche, rien n’en sort. Veut-elle comparer avec son collège ? A-t-elle fait du piano ou du violoncelle ? Est-ce la douceur de l’appel, son inattendu ? De la délicatesse après l’enfer des bruits guerriers ? Madame la principale est mélomane et partisane de cultiver ses élèves par tous les biais possibles. Nous avons eu Mozart, Beethoven, Satie, Glen Gould… J’attends Alisa qui attend la fin du petit concert inopiné.
- Moi… je joue… la flute…
Elle joint le geste à la parole, se mime.
- Oh, génial ! Maman enseigne le piano.
- Molodtsem[1]!
- Ah, ben voilà ! Je serai contente si tu trouves un peu d’apaisement dans ma famille.
Je ris encore. Je refuse de parler avec soin, trop lentement ou de manière artificielle. Ça vient comme ça vient. Et Alisa suit. Pas sotte pour deux sous, dira le prof de maths, toujours un mot aimable à la bouche. En voilà un qui ne s’entend pas parler, tiens ! Parfois, les adultes nous prennent pour des demeurés, ils alignent des raccourcis, des sommaires et des résumés. Alisa attrape au vol ce qu’elle attrape et en avant toute ! Fi des performances ! Peu importe si les grands ne trouvent pas cela à leur goût. Eux qui, parfois, à l’opposé, nous gavent de morceaux un peu trop durs à ingérer. Ou de morceaux déplacés. Maupassant, à voir plus tard ! On se regarde, contentes. On ne s’en sort pas si mal, elle avec la langue française, moi dans la tâche de l’introduire dans notre monde. On s’en sort même bien, youpi !
Quelque chose pétille, on se sent guillerettes. Quelqu’un d’inconnu surgit de but en blanc dans le cours de ton existence, qui pourrait te changer du tout au tout… J’ai ce sentiment tout en saisissant le bras d’Alisa pour l’entraîner. Moment extraordinaire que ce matin. Et pour Alisa ? Du beau milieu d’un malheur, peut jaillir le meilleur, disait ma grand-mère. Deux ou trois phrases ont suffi pour ouvrir un échange, quelques paroles sans prétention ni précipitation et le peps qui va avec. Est-il si important de se comprendre à cent pour cent ? Il n’empêche, un élan se crée. Secret, je me dis. Qui est à nous deux. Est-ce cela que l’on appelle une belle rencontre ?
- On va sortir du collège, viens.
Je l’entraine à rebours vers le bâtiment Albert Camus, mes deux amies nous rejoignent devant l’entrée, l’une me tend mon sac à dos, l’autre mon carnet de correspondance.
- Je suis Sophie. L’amie numéro 1 de Marie.
- Et moi Nina. L’amie numéro 1 de Marie.
Les deux rient aux éclats. Alisa ne paraît pas choquée. Le trio des joyeuses luronnes, on nous appelle depuis la maternelle. Nina passe son bras sous le sien et l’embarque dans l’équipe.
- Et voilà les quatre mousquetaires !
Nina est la plus enjouée, la plus fougueuse, et solide avec ça, celle qui a le plus d’aplomb. Sophie est la plus serviable, d’une gaieté communicative et d’une franchise à toute épreuve, elle donnerait sa chemise. Elle regarde Nina d’un œil critique comme pour lui dire que blaguer n’est peut-être pas la bonne méthode avec une fille qui sort tout droit d’un cauchemar. Alisa glisse son bras libre sous le mien et se laisse conduire. Sophie se place devant nous et ouvre la marche jusqu’au portail. Était-elle comme nous ? Une ado insouciante, avec ses hauts et ses bas ? Et ses amies ? Je me bouffe la lèvre. Sa présence secoue notre quotidien. Il y a un jour, je ne savais pas qu’elle entrerait dans nos existences. Tout est allé vite. Et va si vite.
- Où filez-vous comme ça ?
Et c’est reparti ! Arrêt immédiat de la troupe. Madame La Loi rebat du tambour. On se retourne d’un seul élan, d’un seul bloc.
- Et alors ? !
- Alors, Madame, nos chères mères nous attendent à la sortie, nous n’allons pas nous évaporer !
Nina a balancé. Des trois, c’est elle qui supporte le plus mal l’attitude de madame Legrand. Pas besoin d’être grande lectrice pour percevoir le ton permanent de reproche que la CPE se délecte de te flanquer à la figure. Elle se repaît de te coincer à la moindre broutille et de la monter en épingle, impossible de lui faire entendre qu’il y a des nuances, des situations d’exception, des cas qui méritent qu’on en discute… Alors, si tu es en tort, gare à toi, elle s’empresse d’enfoncer le clou. C’est la championne de la taraude, elle fait joujou avec ça.
- Mademoiselle Lopez, ce n’est pas à vous que je parle ! C’est à Marie Durand que je m’adresse. Elle se permet d’embarquer cette refugiée dans le parc, sans permission, et maintenant elle quitte l’établissement sans se signaler ! Vous vous croyez où ? A la sortie d’un moulin !
Je ne réponds pas. Même pas envie de reconnaître que j’ai égratigné le règlement. Et sur le moment, je ne trouve pas les mots adéquats. Elle adorerait que je rétorque. Et je déteste d’emblée cette réfugiée. Merci pour le démonstratif ! Elle adorerait que je serve son malin plaisir. Je lui laisse sa sale jubilation. Le bras d’Alisa s’est raidi sous le mien. La honte et la colère me reviennent de plein fouet. Je les retiens. Inutile de devenir écarlate et d’exploser. Quelle manière grossière d’accueillir Alisa que de lui faire entendre la méchante humeur qui barde ses paroles, qui traduit haut et fort qu’elle ne lui témoigne aucune estime. C’est la situation qui l’enchante, et la faille qu’elle y déniche. La Loi n’aime les enfants, sauf à les mater. Tout ça, rien qu’avec des mots, sa voix, son timbre. Habile, la dame. En fait, elle s’en fiche d’Alisa, de nous, des élèves, des autres. Elle en a juste besoin pour assurer son petit bricolage, son trafic tordu, son commerce à quatre sous. Besoin de nous pourrir la vie.
D’un même élan complice, Sophie, Nina et moi nous retournons et reprenons le chemin de la sortie. Que La Loi vienne s’expliquer avec nos mères qu’on aperçoit de loin. D’ailleurs, c’est Désordre qu’on devrait la surnommer, pas La Loi dont elle n’a rien à fiche, sinon à s’en servir comme prétexte. Et qu’elle ne prenne pas Alisa en otage ! Tout en passant le portail, une vérité me tombe dessus : la CPE a de la haine pour les enfants, une haine farouche, une haine souterraine. J’en ai le souffle coupé. Alisa presse le pas vers sa maman. Elle qui sort de sous le feu et le fiel de la folie meurtrière, c’est d’humanité dont elle a besoin. Le chef du Kremlin manipule son peuple avec son langage. Et ses voisins qu’il nomme ses frères. Est-ce ainsi que naissent les guerres, quand des gens pernicieux décident de faire marcher les autres à la baguette de leurs discours ? Des gens qui s’avancent méthodiquement, dans une escalade forcenée de déclarations de plus en plus cruelles ? En s’acharnant à les réduire à néant rien qu’avec des paroles ?
[1] Bravo !
[2] Youpi, en russe
[3] Youpi, en ukrainien
chapitre 5
La voiture a quitté la route de la vallée et grimpe sans bruit sur la voie sinueuse qui conduit au hameau de la Bouscalie. Maman est au volant, Lilia à ses côtés. A l’arrière, Alisa et moi. Toutes quatre silencieuses. Une fois réglés mes écarts au portail avec Madame Fontès, une fois mes amies parties avec le père de Sophie, nous avons grimpé dans le pick-up. Au collège, la principale pacifie les conflits. C’est une grande personne appréciée par à peu près tout le monde. Elle fait tout pour soutenir Nicolas qui vit l’enfer à la maison entre son père shooté et sa mère handicapée et d’autres élèves empêtrés, Jules, Sonia, pour n’évoquer que ceux de ma classe. Alisa a retiré gants et bonnet. Elle gratte l’ongle du pouce droit avec son index. Son tic ? Ou bien un geste apparu à cause de la guerre ? Comment arrêter un chef qui dépasse les bornes ? Qui peut stopper Poutine ? Ça tourne dans ma tête au rythme des virages. Nina dit que des trois amies, je suis la plus réfléchisseuse !
Tout autour les montagnes s’affirment, de plus en plus hautes, de plus en plus escarpées, de plus en plus boisées. Les avens profonds entre les sommets creusent des failles impressionnantes. On est loin des grandes plaines à blé et des énormes villes industrielles de l’Ukraine. Alisa regarde avidement le défilé des grands châtaigniers qui tracent une haie d’honneur et bordent le vide. Le soleil en traverse l’épaisseur de ses rayons d’hiver. Cela donne des jeux d’ombre et de lumière qui zèbrent le paysage et nos visages. On dirait qu’on s’éloigne du monde, de ses secousses et de ses soucis. La première fois que Pierre m’a conduite là-haut, j’ai pensé que plus jamais je ne serai en danger, avait raconté Veronika. Illusion. Les tourments de ce qu’elle avait connu ne l’ont jamais quittée. J’ai seulement puisé à la Bouscalie la force de leur tenir tête, souriait-elle. Le temps qu’elle restera dans la montagne, Alisa trouvera-t-elle sa propre vigueur ? Elle paraît calme, ses joues se sont colorées.
- Nous arrivons.
Maman a parlé russe. Léger mouvement du buste de Lilia, et un soupir. Ma voisine reste penchée à la vitre. Ses cheveux au blond très clair, son profil fin et ses yeux pervenche me ramènent à ma grand-mère. Elle est très typée, disait-on d’elle. Penses-tu, une jeune russe dans les Cévennes ! Maman a gardé des traces de ses origines. Ses yeux sont d’un bleu translucide. Quant à Rose et moi, on est deux brunettes aux yeux gris-verts, le portrait tout craché de leur père, ces deux-là ! Le plateau soudain se déploie devant nous, une aire assez vaste, pleinement ensoleillée. La maison d’habitation, en pierre et en bois, apparaît très vite, ensevelie sous des quantités de rosiers grimpants et autres lianes bouillonnantes. Un petit garçon se précipite vers le pick-up, suivi de Goussette, la chienne de la maison. A peine a-t-on le temps de descendre que Volodymyr se jette vers sa maman. Il parle en ukrainien, vite, raconte, se dégage des bras, saute dans ceux d’Alisa, les quitte, aligne des explications, finit à bout de souffle, reprend sa respiration. A-t-il eu peur qu’elles ne reviennent pas ? Et le voilà reparti, lancé comme une fusée.
- Pas d’avions pas de missiles pas de missiles pas d’avions pas d’avions pas missiles pas de…
La phrase lancine en boucle, Volodymyr tourne sur son corps maigre, tête renversée en arrière vers le ciel, ça vire à l’incantation, il fait l’avion, imite la chute des bombes qui dégringolent et le feu qui fuse, court à la vitesse d’un missile, s’écroule dans les fleurs rouge vif des pommiers du Japon, tousse à se déchirer les poumons. Goussette s’est jetée entre mes genoux, elle se met à hurler à la mort. Lilia, Alisa, maman et moi sommes estomaquées. On se croirait là-bas, où la terreur a eu lieu et continue d’avoir lieu. Rapidité des jambes, bruits de bouche, contorsion des bras, la guerre est entrée de front dans le petit frère d’Alisa. L’occupation russe va jusqu’à occuper le corps des enfants. Leur esprit. A les rendre inconsolables. Fous. Sur ces entrefaites, mon père arrive du jardin qui fait suite à la maison, Rose à ses côtés. Il s’avance vers Volodymyr, le soulève, le garde dans les bras. Toute la peine du monde se lit dans les yeux du petit garçon. Papa ne prononce pas un mot, son affection est toute contenue dans sa main qui tapote le cou du petit garçon. De la douceur contre la douleur.
Combien de temps reste-t-on plantés devant la maison ? La chienne se calme doucement. Je me suis accroupie pour la caresser. Je me rends compte qu’Alisa aussi. On est chacune d’un côté de Goussette. Maman est collée contre Lilia, on dirait deux siamoises. Rose est debout près de l’oranger couvert de fruits. Je ne lui ai jamais vu cet air stupéfait. Autour, des mésanges vont et viennent, les jonquilles, les jacinthes et les premiers muscaris répandent leurs tâches de gaieté et leurs parfums. Le ciel bleu, tacheté de quelques nuages, se tient très haut. Tout et tout le monde s’y met pour entourer Volodymyr. Mais lui est effondré au-dedans. Que faire ? Comment faire pour extirper la brutalité subie ?
- Bon, j’ai su que Marine et Antony accueillent des rescapés. Vous avec eux, non ? S’ils vont trop mal, faut vous mettre à la C6.
- De quoi tu parles ?
- De la C6. Une méthode simple comme un bonjour et bien connue maintenant, qu’il faut appliquer à toutes les victimes, c’est radical, ça les ramène à la vie.
Nathalie habite le hameau de Cramboux. Elle est venue ce matin agrémenter notre petit-déjeuner familial. Son plaisir majeur est d’aider son prochain comme elle-même, de semer aux quatre vents ses méthodes diverses et variées, dont elle change comme de chemise au fil des modes, des techniques apprises ça et là dans des stages brefs et efficaces et qui guérissent immédiatement des traumatismes de tout acabit. Inutile d’engager un dialogue, elle y est allée de son savoir tout neuf et brillant.
- Ces gens-là ont de quoi bugger avec ce qui leur tombe sur la tronche. Alors, tu peux les déchoquer. Pour ça, tu leur appliques les 6C, c’est top. Commitment[1], Cognition, Challenge[2], Contrôle, Continuité et Communication.
Maman, qui est d’une courtoisie à toute épreuve, écoutait attentivement tout en tentant de savourer son thé, Rose est partie se laver les dents, je finissais mes céréales, papa buvait un café debout près de l’évier. Levé depuis avant l’aube, il revenait de la chèvrerie.
- Voilà, tu tombes sur un malheureux statufié au milieu des ruines. Il a subi un missile, tu n’as rien à faire que de lui demander des trucs simples : où t’habites ? t’es marié ? t’as quel boulot ? … des questions primaires, quoi. Là, extraordinaire, la victime se réactive, ça remet en route son cerveau.
J’ai vu venir papa. L’œil pétillant, longuement silencieux, occupé à laisser un mot d’esprit ou une pensée joyeuse franchir sa bouche.
- Ta mécanique opère sur mes chèvres si elles sont traumatisées d’avoir vu le loup ?
Pas vexée pour deux sous, Nathalie. Elle avance un argument.
- Tu peux pas comparer les bêtes et les hommes, enfin !
- Ah, tu me rassures.
J’hallucinais. Méthode, appliquer, top, questions primaires, cerveau, bugger, déchoquer… C’était le pompon du pompon. Les mots de Nathalie parlaient tous seuls, montraient tout net comment certains adultes ont oublié qu’ils sont des humains avec un cœur, une âme, une mémoire, des sentiments… et pas des tracteurs à réparer. La voisine est repartie comme elle était venue.
Que faire ? Comment faire ? La question reste entière. Mieux qu’une méthode générale, aurait dit ma grand-mère, autant voir quels trésors on a chacun au fond de nous. Volodymyr commence à revenir à lui. Il sanglote. Son papa doit terriblement lui manquer. Sa maman et Alisa s’avancent vers lui, toutes pâles, souriantes du plus qu’elles peuvent. Mon père le remet sur ses deux jambes. C’est Rose qui décide de la suite.
- Allez, tu viens, Volo, on va manger, et tu racontes à ta maman et à ta sœur ta matinée à la chèvrerie.
Elle a lancé son invitation en russe. On a entendu l’intonation avenante qui a couru entre ses mots. Elle ressemble à papa pour la verve et cette façon gentille d’aller vers les autres. Simon Durand est un homme de la montagne. Éleveur de chèvres depuis quatre générations. Sans cesse confronté aux aléas de la nature, froid, vents, orages, canicule, rythme des saisons, fragilité des bêtes, naissances des bébés à n’importe quelle heure du jour et de la nuit… il sait faire avec la réalité, il en a vu des vertes et des pas mûres. Rendre service, il sait. Volodymyr peut compter sur sa résistance. Et sa bonne humeur qu’il fait danser en français ou dans la langue d’ici. Par contre, il a du mal avec les langues étrangères. Au grand dam de maman. Voyager lui coûte. En revanche, accueillir à la maison, il est le champion. Il renchérit.
- Allez, allez, à table tout le monde ! Une soupe chaude de légumes, un poulet rôti de la basse-cour, des pommes de terre sautées, et… un pélardon maison !
Traduction instantanée. Sauf la joie d’accueillir que tout le monde a d’emblée saisi.
[1] engagement
[2] épreuve