Je naquis dans un lieu-dit du bout du monde, dans un ourlet secret aussi reculé qu’un creux de page froissée, à une enjambée de Lascaux. En ce pays, je vécus vingt ans parmi les « gens de peu » (Pierre Sansot), les gens de l’ordinaire. Je suis d’un peuple de cultivateurs et de diseurs.
L’on m’envoya à l’école. J’avais bonne tête, j’aurais pu devenir maîtresse ou postière, mieux, médecin ou universitaire. J’essayais d’être sage, d’entrer dans le rang.
Je n’y parvenais pas.
Quelque chose me travaillait au corps, quelque chose de puissant comme la force des saisons, et dans les saisons, les orages et les vents, et avec eux les sources et les pierres, au-dessus d’eux le ciel et la terre, et enveloppant le tout, les jours et les nuits, et au profond de ce tourbillon qui m’exilait chaque jour plus loin d’une vie ordinaire, s’imposait un désir incommensurable, une germination que je ne pouvais empêcher : le désir d’écrire.
Étaient nés en ces terres les troubadours, Montaigne, La Boétie, Brantôme, Fénelon.
J’ai gardé des chasseurs certain goût pour le braconnage, le silence et l’affût ; et des écrivains la joie de l’étude immobile et assidue.
J’aime me tenir à l’écart du monde, arrêtée dans ma maison d’écriture et laisser venir les épices, les tragédies et les merveilles.
Les récits frappent à ma porte, voyageurs qui viennent de loin, de forêts secrètes, d’estuaires remontés à rebrousse-marées, ils vont vêtus d’énigmes et d’odeurs du monde, ils ont soif et faim de la langue, je les accueille, je les écoute, je les nourris, je les écris.
Les uns ont beaucoup à dire, les autres sont plus laconiques, certains mettent du temps à se raconter, d’autres encore se disent en quelques phrases et il y a les muets qui attendent dans l’ombre. Quelques uns deviennent des récits pour les tout petits, d’autres s’adressent aux jeunes et certains se réservent pour les adultes.
Il en ressort des récits autour des troubles mentaux (la maladie d’Alzheimer dans Très vieux monsieur ou dans Grand-Mère Tout Doucement), la question du massacre des juifs (Le jardin de Jeanne), la sexualité des garçons (Jeu de mains), l’enchantement de la lecture (La toute pleine de grâce et Mondane de Fénelon), le goût pour nommer la part obscure de l’humain (Le cloître des simples). Les histoires, joyeuses, loufoques ou souffreteuses, ont bien compris que j’aime la bonne humeur, la palabre, le plaisir du temps donné à l’humanité, l’hospitalité.
J’ai écrit.
J’ai écrit pendant des années, publié des histoires pour les enfants, des récits pour les jeunes, des romans pour les adultes. Peu avant la parution du roman Le jardin de Jeanne, en 2005, j’eus une révélation : je n’avais jamais cessé, au fond, de cultiver mon jardin.
Jetée hors du monde agricole par l’Histoire qui ne voulait plus de petite paysannerie, j’avais habilement détourné l’exode et l’exil forcés en pratiquant une culture hors-sol sur mon lopin de papier blanc.
Découverte fulgurante.
Ligne après ligne, je tire mes phrases au cordeau, paragraphe après paragraphe, j’entretiens mes plates-bandes, et page après page, je laisse courir ces marges qui sont des haltes, des passages, des respirations, et à la bordure de mes feuilles de papier, je frôle les murets de pierre qui limitent les jardins.
Il me vint que je pouvais faire une offre à celles et ceux qui en auraient le désir, à écrire, à dire le foisonnement et la mesure, le mouvement et l’immobilité, le détail et le grandiose, l’humide et le sec, la fugacité et l’immarcescible.